Article publié dans Flux News (Belgique) à l'occasion de mon exposition à Campredon Art & Images en 2022
Flux News, 16 septembre 2022
Expérience au Campredon
Laurent Delaire (1971) utilise le familier de façon à amener les regards à percevoir différemment ce qui relève de l’ordinaire, du banal, voire de l’inaperçu tant il est familier et peut-être aussi, comme il l’écrit en rejoignant de la sorte Jafa, par manque d’« une attention consciente, celle qui fait défaut à l’ère de l’inflation sans fin des images médiatiques ».
Les sujets choisis ne sont donc nullement inattendus, exotiques, surprenants. Bien au contraire. Paysages ou natures mortes, ils sont d’une familiarité impersonnelle. C’est précisément à cause de cela que ce que propose ce peintre bascule du côté d’un fantastique qui n’est ni celui des surréalistes façon Magritte, ni celui des récits horrifiques de type Stephen King ou Kubrick. Il est celui des rêves dans lequel le réel se trouve soudain décalé d’une perception habituelle.
C’est une façon subtile de désorienter une perspective. D’en ajouter une parfois avec délicatesse, comme l’ombre improbable d’un marquage routier blanc en apesanteur sur le bitume. C’est l’atmosphère matinale ou vespérale d’un crépuscule, la présence visible ou supputée d’une lune pleine ou d’un soleil à peine levant que certains effacements de la peinture rendent présents par le dévoilement de la blancheur nue de la toile. C’est la clarté floue d’une bougie, une lueur de phare en pleine brume.
Alors la silhouette d’une maison prend statut d’apparition. La table dressée d’une salle à manger sans convives devient la démonstration d’une absence, de la dissolution des êtres supposés s’y installer, évaporés dans un néant proche mais lui aussi invisible quoique suggéré par le fait que la vaisselle et les couverts ne sont pas en trois dimensions mais dessinés à même le papier de la nappe. Sur des murs d’une salle du musée s’étalent aussi des dessins multiples d’encadrements. Ils sont vierges de toute autre représentation que celle de leur inutilité.
Le rôle de Laurent Delaire est bien d’aiguiser notre observation, de l’inciter à traquer un détail qui expliquerait, qui rassurerait. Et tant pis (ou tant mieux ?) si, lorsqu’on le trouve, ce détail se révèle davantage porteur de doute que ce qui est regardé. Et ce n’est pas qu’une question de virtuosité picturale. Simplement que les apparences ne sont pas le réel mais un imaginaire que nous fantasmons.
C’est encore ce que sa pratique suggère dans d’autres tableaux qui semblent plus directement figuratifs. Mais les voici dotés de lignes déterminant une géométrie seulement perceptible par un artiste qui délimiterait des plages à peindre ; ou des traits horizontaux découpant des zones plus ou moins déterminées ; d’autres se croisant pour faire, comme on dit, une croix dessus. Une volonté d’affirmer une distance prise entre le vécu d’un être et sa représentation par un artiste.
À l’instar de Dotremont mais graphiquement très différente, Delaire pratique une écriture personnelle, libérée semble-t-il de la graphie des alphabets connus. Au premier abord, à l’inverse de l’artiste belge, elle n’est pas la transcription gestuelle de poèmes à traduire. C’est une recherche davantage formelle, ainsi que le serait une partition musicale proposée à quelqu’un qui, ignorant le solfège, serait impuissant à la déchiffrer. Proche par moments de ces manuscrits d’écrivains d’avant les facilités de l’ordinateur, qui raturaient leur texte, y glissaient des ajouts, au point parfois de friser l’illisibilité. D’ailleurs, selon sa thématique de la présence et de l’absence, l’artiste présente aussi des cartons et des rouleaux fermés contenant des feuillets bien cachés, présences en absences.
Michel Voiturier
Jean-Claude Guerrero, extrait du catalogue de l'exposition Ces blancs que je creuse à Campredon Art & Image en 2022
Laurent Delaire questionne l'existence d'un objet ou d’un paysage (une bougie allumée, un verre à pied, une chaîne de montagnes, une route traversant une forêt, …) sous une lumière qui, pour les révéler, infiltre la pénombre. Caravagesque, ce clair-obscur manifeste les oubliés de la peinture : l’air et la lumière, cette dernière se voyant attribuer le rôle principal.
Les sujets s’inscrivent dans les genres traditionnels, ceux du paysage, de la nature morte, des vanités. La bougie qui se consume est l’expression allégorique de l’impermanence de notre condition. La route, présente dans les paysages peints des primitifs flamands, introduit des dimensions spirituelle, métaphysique et morale, que l’on peut relier au symbolisme du cheminement intérieur, de la vie, et du passage de cette vie à la mort. Elle offre une méditation sur la place de l’homme au cœur de la Création et sur ses entreprises et invite au voyage immobile.
Le processus pictural, un effacement graduel de la peinture alterne recouvrement et dévoilement, disparition et apparition. D’un nettoyage, comparable à celui du restaurateur qui retire le voile dégradant la peinture, advient une épiphanie (un manifesté).
Laurent Delaire sonde les forces et l’ordre mystérieux cachés derrière le monde des apparences. Il tourne en énigme ce qui est du domaine des évidences. Peintre-alchimiste, il transfigure, vivifie et célèbre une simple route goudronnée dont il révèle le vibrato au cœur de sa banalité.